Mousson blues
Suivi de Matèré
Les Impressions Nouvelles, Théâtre, 2005

 

Retrouvailles au bord du fleuve.

C'est en compagnie de Virgile, son fils de dix-sept ans, que Marc est de retour sur sa terre natale, le Vietnam ; l’occasion pour ce dernier de retrouver son frère Gésu qui, lui, n’a jamais quitté les lieux, et leur cousine Evelyne, elle aussi née au Vietnam. Tous trois sont de pères français et de mères vietnamiennes, mais autant Gésu est resté attaché à son pays, autant Marc semble faire preuve d’un détachement obstiné, d’une indifférence presque forcée, quand Evelyne tente de l’aider à retrouver la mémoire de ses premières années passées ici. Evelyne, réceptive à la moindre odeur, s’obstine mais ne parvient pas à réveiller les souvenirs de son cousin, qui dit aussi ne se rappeler que « vaguement » la voisine de la voisine avec qui ils jouaient, enfants. Virgile, de son côté, semble fasciné par le passé douloureux du pays et collecte de vieilles coupures des années 30, s’intéressant plus particulièrement au sort des «jauniers», véritables esclaves, «coolies tonkinois dans le dernier état de misère psychologique», «presque moribonds», recrutés et déportés pour travailler dans les plantations de caoutchouc des propriétaires français – dont le grand-père Armand, abattu lors d’une révolte, justement, de ces mêmes jauniers… On n’entendra pas le témoignage du colon mais celui de sa femme, Jeanne, qu’Evelyne défend malgré tout : « elle était gentille, mamie. Elle ne savait rien. Les gens comme elle, ils traversent le mal sans se douter que ça existe ! »
C’est alors que Jeanne intervient, lors de séquences d’un autre temps qui s’intercalent entre les scènes du temps présent ; incarnant le passé honteux d’une France impérialiste, et méprisant les droits les plus élémentaires des tonkinois, elle défend les actes de feu son époux et refuse d’être accusée d’une quelconque complicité tacite ; plus tard, en présence de son petit-fils Marc (âgé de dix-sept ans, cette fois) qui l’accuse (« t’étais dans le coup par ton silence, ta lâcheté ! »), elle nie encore, mais comprend la révolte de Marc, privé d’une mère vietnamienne restée au pays avec le fils cadet, Gésu.

Cet entrelacement temporel s’inscrit au cœur même de la structure dramatique de cette pièce, dont la légèreté première (une amicale réunion de famille, des propos anodins, la préparation d’un plat de nems…) dissimule en réalité des tensions qui se font de plus en plus prégnantes – au fur et à mesure que la porosité temporelle s’accentue, que les non-dits s’accumulent ; c’est d’abord la voisine qui fait resurgir maladroitement le passé, et son babillage en apparence candide irrite profondément Marc ; plus tard, Gésu, ivre et rageur, révèle en partie ses frustrations et s’attaque ouvertement à son frère, lors d’une scène d'une violence sans précédent – et pourtant, Gésu ne trouve pas les mots et s'enferre dans un discours désorganisé ; plus modérée, Evelyne (pourtant réticente) comprend que le temps des explications est venu, sans pour autant être capable d'aller au-delà de ses intentions : «Bon. On va vider l’abcès. On y va. Alors… le passé. Désolée. Bien obligée c’est là où ça coince…» ; des règlements de compte inarticulés, comme si la souffrance des trois cousins ne pouvait trouver d’échappatoire via le langage.

En contrepoint, un personnage farfelu et affamé fait irruption, de plus en plus régulièrement, monologuant en parallèle, sans que ses propos paraissent s’accorder avec les scènes qui se déroulent au premier plan ; nommé « Jean Jeunet », présenté par la dramaturge comme un «Poète hors sujet, s’exposant dans la posture la plus périlleuse », il agit comme un trublion au discours incohérent, sans lien direct avec les trois personnages qui tentent de jouer le jeu de la paisible réunion de famille – la parenté ténue de Jean Genet avec le Vietnam (l’une des causes que l’écrivain embrassa dans les années 70, quand il s’opposait à la guerre) explique en partie sa présence ; mais d’autres liens font surface, le Genet dramaturge, poète ou écrivain engagé – sa présence sur scène rappelant les luttes pour les droits humains fondamentaux. Et Jocelyne Sauvard de souligner subtilement les séquelles d'un passé colonial, à travers l'évocation de ces retrouvailles maladroites, chacun des personnages restant sur ses gardes, à l'affût des mots des autres qui pourraient dangereusement raviver des plaies trop béantes - contenues dans l'omniprésence des non-dits et des phrases inachevées. Mousson Blues, sous le signe du silence tacite (et parfois bien difficile à ne pas briser), doit se lire entre les lignes aussi.

Blandine Longre
(août 2005)

Blandine Longre, agrégée d’anglais, est l’une des fondatrices de Sitartmag ; rédactrice depuis 1999, elle s’intéresse tout particulièrement aux écritures contemporaines (francophone, anglophone, asiatique, orientale etc.), à la littérature pour la jeunesse, au théâtre (texte et représentation) et aux relations qu’entretiennent fiction et réel.

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http://www.theatre-contemporain.net/auteurs/sauvard/pdgjs.htm

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